Auteur: Violette Diserens Binggeli  -  écrit en 2004      Localisation: Jura, Suisse  -  1983       Photographe: Jacques Binggeli  -  diapositives

SUR LES TRACES DU LYNX
Au début des années 90, nous arpentions différentes zones du Jura vaudois à la recherche de signes confirmant la présence de l’esprit de nos forêts, le timide et si discret lynx boréal*. L’hiver est une excellente saison pour mener ces investigations. Attentif, silencieux et connaissant parfaitement son territoire, il passerait totalement inaperçu sans la trahison de la couverture neigeuse, qui révèle le fil de ses activités et masque en grande partie le bruit de nos déplacements.

Un petit matin de décembre, vêtus de blanc pour nous fondre dans le paysage, nous patrouillons une de nos zones préférées, lisant sur la neige comme dans un livre. Ici, de fines empreintes effilées nous indiquent qu’un écureuil* est descendu d’un arbre, pour aussitôt escalader le tronc voisin. Là, de petites marques rondes bien alignées nous dévoilent le passage d’un renard en quête de nourriture. Et puis, nous stoppons brusquement. Des traces de chevreuil*, enfilade de petits cœurs s’enfonçant profondément dans la neige, sont entremêlées de grosses empreintes bien rondes. Celles d’un lynx ! Nous évaluons la qualité des marquages et comprenons que le chevreuil est passé ici hier en fin d'après-midi, marchant dans une neige meuble et légère, tandis que le lynx, dont les traces s’enfoncent à peine dans le manteau
  neigeux, a suivi le même chemin très tôt ce matin, sur une couche durcit par le froid glacial de la nuit. Notre fauve européen est à la recherche du chevreuil ! Il le suit à l’odeur et à la trace. A notre tour de les pister ! Nous skions avec précaution, évitons le bruit et scrutons le sous-bois. Nous tentons de détecter la moindre indication de présence. Les traces laissées par le félin et les délicates empreintes du chevreuil nous conduisent tout au long d’une colline boisée, sur une neige tantôt glacée, tantôt meuble selon que nous nous déplaçons à l’ombre ou au soleil.

Sur un plateau dégagé, les pas du lynx s’allongent sur ceux encore paisibles de sa proie. Soudainement le rythme des marques des petits sabots change ; le chevreuil a détecté la présence du prédateur et s’est aussi mis à courir… Plus loin, le chamboulement de la couverture neigeuse nous indique leur poursuite rapprochée suivit d’un court affrontement… Une congère a déstabilisé le lynx et favorisé l’esquive du chevreuil qui s’est échappé jusqu’aux épais fourrés du bas de la colline. Le félin abandonne la poursuite. La suite régulière de ses empreintes rondes s’allonge en direction du nord. Nous suivons leur progression, mais perdons finalement la trace sur le sol gelé, dans l’ombre des collines. Nous passons au soleil pour profiter de l‘après-midi. Les sapins*
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*Répertoire faune et flore
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  se détachent sur le ciel bleu, un groupe de bec-croisés* festoient dans les conifères.

Une autre fois, enthousiastes, poursuivant notre quête d’indices dans les plissements jurassiens, nous apercevons une vague forme noire au fond d’une combe. D’une poussée de battons nous glissons jusqu’au bas de la pente et découvrons un chamois* mort. Aux marques laissées dans la neige et à l’état de la carcasse, on peut certifier qu’il a été la proie d’un lynx, le jour précédent. Selon ses habitudes, le seigneur de la forêt devrait revenir pour finir son festin. Bien qu’il soit tard, nous pensons avoir le temps d’un affût avant la nuit. Nous nous blottissons donc derrière des taillis et restons cois, immobiles. Nous attendons une heure et demie. Personne ne vient ! C’est sans doute encore trop tôt, mais nous ne pouvons rester plus longtemps. Il fait déjà nuit. Jusqu’à la voiture, nous glissons de concert au plus profond des sous-bois, sous l’immensité de la voûte céleste. La réflexion de la lune et des étoiles éclaire notre chemin, nous sommes heureux, en harmonie avec la vie sauvage, avec la vie de la forêt.

Lorsque nous revenons, deux jours plus tard, une multitude d’empreintes s’entrelacent autour de la carcasse. Apparemment, elles appartiennent à une femelle lynx et à son jeune. La trop fine, couverture neigeuse de cette zone ne permet pas une lecture très claire des traces. Frustrés, nous décidons d’organiser un bivouaque de quelques jours, dans une grotte de notre connaissance. Disponible, j’irai en premier, Jacques me rejoindra dès que possible. Chargée comme un mulet, j’investis la grotte et organise le campement, puis reprends nos pérégrinations de recherches. C’est merveilleux ! Je suis seule dans l’immensité enneigée, comme dans le grand nord canadien de Jack London ! Peut-être que notre quête du lynx est aussi un prétexte pour nous plonger au cœur de la vie sauvage, autant physiquement que spirituellement ? Le lynx est si difficile à voir, si difficile à observer… Néanmoins, nous voulons y croire. Nous persévérons et une fin de matinée glaciale, je découvre des empreintes de lynx imprimées dans la glace au bord d’une rivière. Une femelle et son jeune sont passés par là ! Par malchance, une tempête de se lève et les flocons effacent notre « livre de neige ». Bien calfeutrés dans la grotte, je réfléchis à nos déceptions et à nos résolutions. Pour voir un lynx, nous devons penser comme lui, nous focaliser mentalement sur un seul but ; apercevoir un lynx. C’est ce que je fais les jours suivants. Les sens en alerte, l’oreille au aguets, je skie en regardant loin,
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  atteignant une clairière, le haut d’une colline, ou d’une montée je ralentis et m’arrête pour observer attentivement la zone ouverte, ou le haut dégagé d’une élévation. Puis je me déplace en favorisant l’ombre et les lisières de la forêt. Malgré le froid, les balades sont belles et riches en observations. Je passe près des enrochements où nichent des faucons crécerelles* à la belle saison, plus loin, j’entends le « rire » des gélinottes* et découvre la dentelle que leurs traces ont dessinée dans la neige. Au bord d’un chemin, vive et agile, une hermine* en robe hivernale m’éblouie par un fantastique jeu de cache-cache dans une pile de troncs coupés. Une profonde tranchée dans la neige trahit le passage d’un sanglier* solitaire, une autre moins creuse et plus arrondie, tout en douceur, celui d’un blaireau*. Et encore, la surprenante trace de campagnol* qui s’arrête net, avec de chaque côté l’empreinte d’une aile incrustée dans la couche neigeuse, à l’endroit précis où un rapace a fondu droit sur lui et l’a emporté dans ses serres…

Un après-midi, marchant en crête d’un escarpement rocheux, comme le ferait un lynx observant son territoire, je croise une belle et parfaite trace de l’invisible félin! Elle est difficile à suivre, à ski. Le félin ne contourne pas les obstacles, il avance droit devant lui, suivant exactement la topographie du terrain. Enrochements compris ! Qu’à cela ne tienne, je poursuis l’aventure, tant bien que mal, et finis par trouver son repère. Aucun animal n’est visible, mais une fois de plus, la couverture neigeuse nous renseigne sur le maître des lieux. La maîtresse devrais-je dire, car il s’agit d’une femelle suitée. Sans aucun doute celle dont j’avais vu les traces sur la glace du bord de la rivière. Je m’arrête à bonne distance pour éviter tout dérangement, et camouflée derrière un tronc, j’observe les alentours. Je prends quelques repères afin de retrouver facilement l’endroit, et retourne à la civilisation pour téléphoner à Jacques, l’informer de ma découverte (Les téléphones portables n’existaient pas encore).

Dès son arrivée, le lendemain matin, nous cheminons jusqu’à la tanière, et durant nos trois heures d’affût avons tout loisir d’observer le secteur. Judicieusement choisis au cœur de la forêt, le monticule rocheux comporte trois ouvertures réparties sur le pourtour, une large zone dégagée où les jeunes peuvent s’ébattre à l’abri des regards, et autour de la zone, trois points hauts parfaitement situés pour surveiller les alentours. Des traces de pattes maculent le sol, mais rien ne bouge. A notre approche la femelle a certainement miaulé pour appeler son jeune,
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  et ils se sont tapis, à l’abri au fond de leur refuge. Nous rechaussons les skis et effectuons une vaste boucle autour du site pour relever d’autres signes de présence et mieux cerner leurs activités. Puis, pour assurer leur tranquillité, nous quittons le secteur pour une région éloignée.

Un groupe de chamois gratte la neige à la recherche de nourriture. Un tichodrome* papillonne le long d’une paroi calcaire. L’œil toujours aux aguets nous glissons de combes en collines, de vallons en barres rocheuses, et juste là, au sortir de la forêt, une trace de lynx toute fraîche croise notre route ! Nous la suivons pendant des heures, espérant sans cesse nous rapprocher du grand chat invisible. En fin de journée, un instinct, une infime sensation nous assaille… Alors, avec la même impulsion, nous pivotons et nous figeons net; sur notre arrière gauche, «Il» est là ! Comme nous l’avions presque rejoint, il a fait une large boucle le ramenant sur sa trace, derrière nous, afin de se rendre compte de la situation. A demi camouflé derrière un arbre gisant sur le sol de la forêt, il nous observe ! L’émotion nous submerge ; c’est notre premier lynx dans la nature sauvage. Il est magnifique, avec ses touffes de poils noirs au bout des oreilles, et son pelage fauve tacheté de noir. Le temps se fige. Nous sommes fascinés ! Il se lève, sans doute rassuré par notre présence paisible, fait demi tour et reprend sa ronde silencieuse dans l’aire forestière.

Quelle rencontre ! Notre persévérance a payé. Après des mois de vagabondages dans le Jura vaudois, à pied, en raquettes ou à ski, à déchiffrer la vie sauvage sur le livre immaculé de la couverture neigeuse, la nature nous a offert l’un de ses plus beaux joyaux ; quelques minutes avec l'invisible félin Seigneur de nos forêts.
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de photos
   







Lynx en liberté - Photo du récit.
Les autres photos de lynx ont été faites au Tier-Freigelande - Nationalpark Bayerischer Wald.



 





Traces croisées.



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