Auteur: Violette Diserens Binggeli  -  écrit en 1988      Localisation: Rajasthan, Inde -  1985      Photographe: Jacques Binggeli  -  diapositives

HOMAGE AU PRINCE DES JUNGLES INDIENNES

Dans le secret du Bakola.
C’est notre quatrième séjour dans la réserve de Ranthambore. Située entre la rivière Chambal et les monts Arawalis, c’est un paradis pour les tigres, un délice pour les visiteurs. Shafi, notre chauffeur-guide et ami, nous a réceptionné à la gare de Sawai Madhopur. Nous sommes impatients, les souvenirs ses bousculent dans nos têtes; le défilé d'accès à la réserve franchi, nous aimerions déjà apercevoir l’un de ces mythiques félins. Une femelle habite le grand ravin, en amont, mais elle vient peu dans cette région, préférant la zone des lacs où les animaux sont plus nombreux. C’est là-bas, aussi, que nous logerons, dans l'ancien pavillon de chasse d'un Maharadjah de Jaipur. Rouge-rose, l'élégante battisse, se blottie dans la fraîcheur des peupliers du lac Padam, au pied des falaises sur lesquelles est ancrée une forteresse millénaire. Nous gravissons maintenant les marches de la citadelle, pour reprendre possession des lieux. L'enfilade des remparts auxquels les siècles et la flore indienne ont donnés une personnalité et une patine toute particulière, se teinte des couleurs du couchant. Assis dans un poste de garde écroulé, à la hauteur des vautours, nos regards embrasent la succession des lacs Padam, Rajbag, et Milak ; ils se perdent jusqu’à l’horizon dans les collines et les vallées boisées, les pâturages ensoleillés, et les ravins profonds et mystérieux où la lumière de pénètre jamais ; ils survolent les sylves de Ranthambore, royaume des tigres du Bengale*.   Comme à notre habitude, nous patrouillons à la recherche d'indices, et un matin, dans la lumière d'une étroite sente forestière, une superbe tigresse en chaleur avance vers nous. Ces yeux d'ambre ne reflètent pas la moindre inquiétude! Nous nous arrêtons, elle aussi… Ne se hasardant pas à croiser le véhicule, elle traverse l'épaisse muraille végétale qui la soustrait aussitôt à notre vue. Nous la suivons alors à l'oreille, longtemps, guidés par ses appels d'amour. Appels, poignants, pathétiques, qui emplissent la jungle depuis plusieurs jours. Un soir, elle obtient enfin une réponse. Le duo vocal se prolonge tard dans la nuit, se termine par un feulement formidable ; presqu'un rugissement. L'approche amoureuse n'a pas abouti. Déçu, le mâle regagne son territoire, et la tigresse, frustrée, reprend ses pérégrinations en quête d’un partenaire à sa convenance.

Dès le lendemain, nous explorons la région dans l'espoir de la retrouver, et un après midi, postés non loin de la rivière Bakola, nous entendons des grognements inhabituels, comme de douleur ou de haine. Un tigre est-il blessé? Est-ce la colère d'une femelle dont un mâle vient de voler la proie? Dans le silence chaud, entrecoupé par les gloussements d'une pie rousse vagabonde*, ponctué par le chant du barbu chaudronnier*, nous écoutons intensément ...
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*Répertoire faune et flore
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  De nouveaux grognements se font entendre. Ils sont plus audibles cette fois, reconnaissables. C'est un accouplement de tigres!

Effervescence, conciliabule dans la jeep, nous voulons voir, savoir, aller plus près. Peut-être s’accoupleront-ils à nouveau? D'après Shafi, c'est peu probable. Notre approche provoquant leur éloignement, nous n'entendrions ni ne verrions rien. Et au cas ou ils resteraient, l'abondance des frondaisons nous masquerait leurs ébats. Ils sont dans les gorges du Bakola, dans un bocage de jhamun* où la rivière s’étale et s’infiltre dans un lit de pierraille. Les jhamuns ont de vieux troncs, caverneux, noueux à souhait, et de longues feuilles effilées au vert printanier. Ils sont le refuge d'une multitude de perruches à collier*, Alexandre*, et même parfois à tête prune*. Poussant de toutes parts, leurs rejets touffus rendent la visibilité incertaine. Mais nous tentons néanmoins notre chance.

Fouillant consciencieusement les berges arborisées au passage, nous espérons apercevoir une oreille ou un bout de queue annelée dans une trouée du feuillage.  Après l'étranglement des falaises, la piste s'engage dans la forêt. Elle oblique brusquement, et nous nous trouvons nez à nez avec l'une de ces fabuleuses bêtes rayées. Assise en deçà d'une flaque, la tigresse nous accueille par un feulement irrité. Inquiets, nous intensifions notre silence…

L'arrivée du mâle captive notre attention. Il traverse la piste et s’avance vers elle. D’un tiers plus grand qu’elle, il a une tête massive, une encolure et des pattes impressionnantes. C'est Hamir, le tigre du Bakola, âgé d'une dizaine d'années. L'air légèrement féroce, les formes nettes et fines, la face bien marquée, mais l'oreille franchement déchirée, Nastik est une belle tigresse de sept ans. Elle se lève, fait un ou deux pas, mais il lui pose une patte sur l'arrière de la nuque. Consentante, elle se baisse et le reçoit. En silence, il la pénètre, la féconde et commence à grogner. Elle tourne alors la tête et face à face ils rugissent ensemble pendant quelques secondes. Le mâle se retire dans un dernier cri, douloureux, presque hargneux. Il s'éloigne, épuisé, se couche sur le flanc et reste là vautré dans la poussière de la piste. Gueule béante, la femelle étire les muscles de ses mâchoires dans un large bâillement muet.

Elle lèche son intimité, s’imprégnant encore du mâle, puis se roule sur les galets pour se détendre et se rafraîchir. Enfin immobile, les pattes
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  écartelées dans la jouissance, elle offre sans pudeur son ventre blanc à la jungle des tropiques.

L'avifaune n'a pas cessé son vacarme pour autant, cerf Axis* et Sambars* profitent du sursis que leur procurent les joutes amoureuses des grands prédateurs. Très lentement, la femelle se lève. Les pattes écartées du corps, marchant « sur la pointe des pieds », elle s’éloigne de l’eau, puis se réinstalle avec d’infinies précautions, le ventre bien à plat, épousant chaque plissement du terrain.

Le mâle, qui jusque-là n'avait esquissé que de brefs mouvements, se lève aussi et se rapproche d'elle. Il pose sa patte droite sur l’épaule de la tigresse, lui empoigne la nuque à pleine gueule et ils se rejoignent à nouveau dans un déchirement de haine et de jouissance. Ils sont de biais, à une vingtaine de mètres seulement, nous tournant presque le dos, magnifiques dans la lumière de fin d'après-midi. Nous n'osions rêver d'un accouplement, et nous en observons deux, dans des conditions exceptionnelles! Depuis l'apparition d'Hamir, le temps s'est arrêté. La jeep et ses occupants se sont pour ainsi dire dématérialisés. Seul existe un couple de félins géants partageant le duo des sens dans le secret de la sylve asiatique.

Les fauves se séparent. La tigresse se lèche; bâille, les oreilles dressées; se roule dans la poussière tout près de la flaque. Couché en retrait, le mâle lève un peu la tête, agite la queue sans ardeur. Il a attendu longtemps avant de rencontrer une partenaire consentante. Dès lors, à deux ou trois reprises dans la journée, il la couvre successivement cinq ou six fois à un quart d'heure d'intervalle. Souvent infructueux, les accouplements durent ainsi près d'une semaine, puis le visiteur ou la visiteuse retourne dans son territoire.

Nastik se lève l'air décidé. Bien campée sur ses pattes, une pointe de férocité dans le regard, elle vient droit sur nous. Nous frissonnons, car le jour précédent, elle a chargé et sauté par-dessus un véhicule. La tigresse avance toujours, sans dévier, ses yeux vert-dorés rivés aux nôtres. Dans le prisme des jumelles, cet océan d'or et d'émeraude légère abolit nos craintes...

Nos regards ne se quittent que lorsqu'elle s'engage dans le sous-bois à quelques mètres de la jeep. Alors seulement, nous réalisons la présence
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  imposante du mâle à ses côtés. Distrait, troublé par le rut, il parait nous ignorer. Prudents, nous restons attentifs au moindre signe de danger.

A une quinzaine de mètres maintenant, changeant de direction, les fauves remontent le bocage en parallèle de la piste. Puis à hauteur de notre flanc droit, bifurquent pour revenir cette fois directement face à nous. A sept mètres du véhicule, la femelle s'immobilise. Elle s'aplatit au sol. Comme respectueux, le mâle l'approche doucement.

Ils sont si près de nous que le gros plan de leurs têtes superposées nous arrive comme un choc en pleine poitrine. Le mâle happe la nuque de la femelle avec autant de vigueur que les autres fois. Ils grognent, ragent ensemble, face à face, gueules ouvertes ... se séparent. La tigresse se rapproche jusqu’à quatre mètres cinquante de nous. Elle s'assied, les pattes ramassées sous elle, prête à bondir. Les oreilles en arrière - signe d'agressivité chez les félins - elle rauque, mord les branches à sa portée, en casse une ... Nos gorges se dessèchent. Shafi met le contact, calmement, brièvement, pour ne pas l'affoler. Elle sursaute, une branchette toujours dans la gueule; se raplatit au sol. Le fait de briser ces branches, ajouté aux bruits secs produits, l’ont calmée. Sa hargne est passée, mais pris dans l'action, nous ne le voyons pas avant le développement des photos, de retour à Genève. Nous sommes tellement près d’eux ; trop près, c’est certain ! Shafi, qui connaît bien ces félins, remet le contact et nous démarrons en trombe volant une dernière image à ce monde fabuleux.

Nous venons d’être les rares, et très privilégiés témoins des joutes amoureuses des grands fauves rayés, dans le secret de la rivière Bakola. C'est la plus intense, la plus extraordinaire observation que nous n’ayons jamais faite dans la nature sauvage.
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Plus
de photos
   

Mohamed Shafi, Martine Barbet, Violette D. B.. Et Jacques Binggeli derrière l'appareil photo!




 

Dernier instant: briser rageusement quelques branchettes a apaisé la tigresse.




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FAUNE et FLORE

 
Mammifères

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Nilgaut ou Antilope bleue
Sambar
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Oiseaux

Pie rousse ou Témia, vagabonde
Barbu chaudronnier ou à plastron rouge
Perruche Alexandre
Perruche à collier
Perruche à tête prune

Arbres

Jhamun




Axis axis
Boselaphus tragocamelus
Cervus unicolor ou Rusa unicolor
Panthera tigris tigris



Dendrocitta vagabunda
Megalaima haemaceohala ou Psilopogon haemaceohala
Psittacula eupatria
Psittacula krameri
Psittacula cyanocephala



Polyalthis longifolia
 
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